Le 16 mars 1966, à Marseille, une échauffourée éclate entre des dockers en lutte, stationnés devant un navire, et des briseurs de grève. L'un d'eux sort un revolver et tire, blessant quatre hommes. L'un des individus interpellés, président d'un éphémère « Comité d'action des hommes libres », est une vieille connaissance des cégétistes qu'il affrontait déjà, quinze ans auparavant, quand secrétaire du syndicat FO des dockers, il animait, aux côtés de Ferri-Pisani et du sulfureux Irving Brown, les « brigades syndicales de combat » créées pour contrer « les manœuvres et infiltrations communistes ». Tel est le point de départ de la communication qui se propose d'analyser la manière dont les pratiques portuaires et leurs à-côté illégaux, ont modelé les représentations des quais et, par extension, celle de la cité, forgeant le mythe d'une ville violente, marginale et rebelle.
Notre propos, construit en trois temps, revient sur l'événement qui, au carrefour du fait divers, du social et du politique, ne passe pas inaperçu hors de Marseille, mais suscite surtout d'abord des réactions dans la ville où tout ce qui touche au port retient l'attention. La première partie s'attarde en conséquence sur les faits, ses acteurs et le contexte, celui d'une reprise de la conflictualité portuaire après quinze ans de quasi-éviction de la CGT, alors en phase de reconquête des quais par la multiplication d'actions souples, mais très coûteuses pour les employeurs, autour de revendications élémentaires. Cette tactique bouscule la division syndicale et affecte l'efficacité des anciennes méthodes conjointes d'intervention policière et de recours aux « nervis » dont l'affaire du 16 mars 1966 signale l'échec.
Ces pratiques et leurs auteurs invitent à rouvrir le lourd et complexe dossier des relations du port à la violence et à l'illégalité. Telle la vieille question qu'aborde la seconde partie attachée à saisir dans le long terme la propension portuaire aux « trafics » et la manière dont ces réalités entretiennent une criminalité spécifique qui rejaillit sur les représentations de la ville. L'image d'un Marseille-Chicago, apparue dans les années 1920, doit beaucoup, en effet, aux réseaux clandestins de traite européenne, puis mondiale, de produits de contrebande ou illicites, mais encore d'êtres humains qui use des ressources du port, lui-même haut lieu d'un marché du travail propice au marchandage, aux intermédiaires et à leurs abus. Ces activités prospèrent aux abords de l'enceinte portuaire, dans les bars, où les dockers trouvent à se louer, les bordels et les hôtels borgnes fréquentés par la foule des marins et des voyageurs en transit. Leur contrôle ne va pas sans rivalités et tensions, à l'origine de règlements de comptes sanglants qui défraient la chronique. Leur permanence n'infirme pas, cependant, la vigueur d'une économie parallèle portuaire insérée dans le commerce dûment répertorié. Tout cela suppose un large système de complicité et de corruption qui, des marins et dockers, hommes de main et petites mains des trafics, aux responsables administratifs et politiques, l'autorisent et le banalisent. Député jusqu'en 1936 et homme fort de la municipalité avant 1935, Simon Sabiani ne cache pas son amitié avec Paul Carbone et François Spirito, figures du grand banditisme marseillais, qui le suivront après 1940 sur la voie de la Collaboration.
Ce cadre historique de longue durée restitué, la troisième partie braque le projecteur sur le moyen terme des années 1950-1960 qui précèdent les coups de feu de mars 1966. Au plus fort de la guerre froide, la grève générale lancée en mars 1950par les dockers cégétistes pour des revendications corporatives et la levée des sanctions consécutives aux refus de manutentionner le matériel de guerre destiné à l'Indochine s'achève sur une lourde défaite. Pour l'obtenir, les autorités et le patronat ont décrété « l'embauche libre », favorisé le recours à des briseurs de grève, toléré l'intervention brutale de de syndicalistes anticommunistes soutenus par la CIA et de truands. En pointe, les « nervis » des Guérini, successeurs de Carbone et Spirito, des Renucci, de Louis Rossi ou de Nick Venturi, jamais à court d'amitiés politiques allant du RPF à la SFIO, traquent les piquets de grève. Les bagarres, dont l'une provoque la mort d'un ouvrier, s'ajoutent aux affrontements avec la police. Tandis que la répression chasse des centaines de dockers privés de leur carte professionnelle et que les CRS s'installent à demeure dans l'enceinte portuaire, la pègre consolide sa position sur les quais, autour des entrepôts et des navires. Sur fond de redoublement des trafics illégaux internationaux – prostituées, fausse monnaie, piastres et cigarettes, etc. -, les clans corso-phocéens ouvrent la French Connection, en collaboration avec la maffia italo-américaine. A son apogée, au tournant des années 1960-1970, les volumes d'héroïne expédiés aux Etats-Unis sont évalués entre 40 et 44 tonnes.
Il serait hasardeux de conclure que la chute des Guerini, puis de la French Connection dans les années 1970 ont mis fin aux porosités port/Milieu à Marseille. Au début du XXIe siècle, plusieurs procès et disparitions mystérieuses témoigneraient plutôt du contraire, cependant que la guerre pour le contrôle des territoires de revente locale de la drogue alimente de nouvelles violences qui, au-delà des quais, réactivent les peurs et clichés marseillais.
- Poster